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Une carrière comme sociologue de la musique
Howard S. Becker
(Originally published in Emmanuel Brandt, et. al. 25 Ans de sociologie de la musique en France (Paris: L'Harmattan, 2012), pp. 23-32)
Quand j’étais doctorant en sociologie à l’Université de Chicago, mon mentor Everett C. Hughes m’a appris une leçon fondamentale: « Toute activité est le travail de quelqu’un. » Cela veut dire que pour comprendre une activité, quelle qu’en soit la forme, il faut enquêter auprès des gens pour qui cette activité est le travail. C’est une idée simple, mais si on la prend au sérieux, les conséquences sont importantes.
Sans doute le résultat le plus important est-il le suivant : on ne doit pas chercher à définir, comme on le fait dans certaines traditions de la sociologie de l’art, l’essence de ce qu’on a choisi comme objet d’enquête, à savoir : son âme. Dans le cas de la musique, cela veut dire qu’il ne faut pas tenter de trouver une qualité essentielle qui la distinguerait de toute åautre activité, la qualité unique par laquelle on saurait, sans l’ombre d’un doute, que ceci est vraiment de la musique et que cela n’en est pas. Ce problème, qui est au fond une question philosophique, ne trouve pas de réponse en sociologie. Les sociologues peuvent décrire les formes d’activité collective nécessaires pour faire de la musique, mais ils ne peuvent trouver la solution au casse-tête suivant : « est-ce que oui ou non cette pièce est vraiment de la musique ? », ni résoudre l’autre version du même problème : « est-ce que ce morceau est de la bonne musique ou non ? ».
Et pourquoi pas ? Parce qu’il n’y a pas de réponse empirique à cette question et que la sociologie est une discipline empirique. Dans ce cas, il s’agit de préférences : je peux expliquer les raisons de ma préférence pour tel morceau de musique, mais elles ne convaincront jamais quelqu’un qui n’était pas déjà d’accord avec moi. En revanche, les choses ne se passent pas ainsi lorsqu’il s’agit de l’expérience et qu’on peut prouver, par exemple, qu’un événement a eu lieu ou qu’un objet existe. Dans ce cas je peux, en principe, démontrer à un sceptique que j’ai raison, même s’il était résolument convaincu de l’inverse auparavant.
Ainsi affranchi de l’obligation de se préoccuper de questions philosophiques concernant la valeur musicale, le sociologue est libre de mener des recherches sur la musique comme sur n’importe quel autre sujet, et donc sur le travail qui consiste à faire de la musique.
Mes deux mondes: la sociologie et la musique
Comme la plupart des sociologues de la musique (je pense), j’ai eu la chance d’arriver à la sociologie avec une bonne formation en musique. Je savais lire une partition. J’avais une connaissance fonctionnelle de l’harmonie au clavier. A l’âge de dix-neuf ans j’avais déjà beaucoup d’expérience professionnelle comme pianiste.
J’ai commencé ma carrière comme sociologue avec une petite recherche sur les gens que Marc Perrenoud appelle « les musicos » ou « les musiciens ordinaires » ; c’était un mémoire sur les musiciens avec qui je travaillais dans les bars de Chicago. Cette recherche traitait des relations de travail — entre les musicos eux-mêmes, entre eux et les publics, avec les patrons, et au sein de leur propre famille. La recherche traitait de la musique non tant comme un objet de recherche que comme une donnée. Pourtant la musique jouait un rôle important. Les musiciens en parlaient continuellement. C’est également ma participation au groupe des musiciens professionnels de Chicago et à leur travail quotidien qui a rendu la recherche possible.
Mais pour moi, le premier véritable progrès a été fait lorsque j’ai compris comment articuler la compréhension du travail musical (en suivant la piste de Hughes) et celle de la musique, à savoir le contenu de ce travail. J’ai trouvé cette clef dans les idées du musicologue américain Leonard Meyer , qui a montré comment manipuler les dispositifs musicaux conventionnels – les moyens mélodiques et harmoniques qui sont utilisés dans toutes les musiques – pour créer des alternances de tension et de détente qui créent à leur tour les effets émotionnels musicaux. Ainsi, les dispositifs conventionnels de la musique sont à la fois des faits sociaux et des faits musicaux, si l’on peut dire. En effet, puisque le terme « convention » indique que les significations partagées rendent la vie sociale possible, il en découle que les conventions musicales rendent l’activité musicale collective possible. C’est là que se trouve le lien entre les idées musicales et les idées sociologiques.
J’ai élaboré pendant des années mes idées sur l’art, d’abord en prenant la musique comme modèle de tous les arts. Puis j’ai pensé qu’il fallait faire une sociologie des arts plus générale, un projet qui a abouti au livre Les mondes de l’art.
L’importance théorique de la musique pour la sociologie
Il me semble, et cela depuis de nombreuses années, que la musique est centrale pour n’importe quelle sociologie des arts. Avec tous les autres arts on peut éviter de traiter le coeur du problème, qui est à mon avis le langage technique, le langage artisanal spécifique avec lequel les artistes travaillent et communiquent.
Si on traite de littérature, on peut parler des personnages et de leur destin, de la représentation des classes sociales, des rapports entre les sexes ou de n’importe quel fait social qui est représenté dans l’œuvre. On peut également discuter de la signification du roman ou de la pièce de théâtre pour les grandes questions sociales, philosophiques et politiques. Et c’est la même chose avec les films. De même avec les arts plastiques : soit un tableau traite d’une situation à laquelle on peut attribuer un sens social et on procède comme on le fait dans le cas du roman, soit le tableau montre une image abstraite et on peut discuter de l’absence de ce type de signification.
La musique, en revanche, ne fabrique pas d’images réalistes. Elle fait parler des rapports entre des entités qui sont, par nature, abstraites. C’est à cause de cela que les sociologues, qui ne sont ni peintres ni romanciers, parlent du roman ou de la peinture sans crainte. Mais les sociologues de la musique, quant à eux, jouent presque tous d’un instrument ou chantent. (Une exception : on peut toujours parler des paroles d’une chanson, et utiliser ainsi les stratégies disponibles pour les arts qui essaient de montrer la réalité.)
Lorsqu’on parle de musique, on discute principalement d’aspects techniques : des structures harmoniques, par exemple, ou des variations rythmiques. On ne peut pas parler de ces questions sans utiliser le langage des notes et des signes dont le sens est donné par un système de significations complètement arbitraire, mais bien connu des musiciens qui l’utilisent et s’en servent pour organiser leurs prestations publiques. Il faut que le sociologue qui mène une recherche sur la musique apprenne ce système exactement comme le ferait un apprenti. Sinon il ne peut pas communiquer avec les gens auprès desquels il enquête et ne peut comprendre les actions qu’il voit. Car dans ce monde le langage technique est l’instrument de la communication.
La situation d’un sociologue de l’art ressemble donc à celle d’un chercheur qui fait son travail dans un pays étranger, là où les gens parlent une langue différente et partagent une culture différente de la sienne. Comme les anthropologues l’ont appris, non sans difficulté, il faut apprendre la langue indigène et les coutumes indigènes pour faire une enquête dans une société peu familière. Sinon on risque de commettre de sérieuses erreurs de compréhension.
Eviter l’ethnocentrisme
À l’époque à laquelle j’ai commencé à travailler en sociologie de l’art, ma participation professionnelle dans le monde de la musique avait diminué. Au fur et à mesure, mes idées étaient nourries davantage par la lecture et par d’autres expériences que par le travail musical lui-même. Pour moi, la poursuite d’autres sources de connaissance était liée à mon désir d’éviter l’ethnocentrisme et le provincialisme vis-à-vis des genres musicaux et des cultures nationales en apprenant à connaître les traditions et les pratiques différentes des miennes. C’est pour cette raison que les ethnomusicologues apprennent toujours à jouer des instruments des cultures qu’ils étudient. Pour moi, c’est plus simple que pour eux, parce qu’il me suffit d’écouter les différents types de musiques qui sont disponibles partout autour de moi. L’écoute de ces musiques m’a appris à apprécier à quel point l’émergence d’un type de musique résulte d’un choix parmi de nombreuses possibilités. Il faut donc enquêter pour apprendre comment et dans quel environnement social ce choix est fait.
Mais il est également important d’apprendre à connaître les recherches faites dans des traditions scientifiques et dans des sociétés différentes de la sienne. J’ai beaucoup appris des traditions musicales, sociologiques et anthropologiques différentes des miennes. Je n’ai jamais aspiré à une connaissance encyclopédique des musiques du monde, comme le ferait un ethnomusicologue. Je ne cherche que des exemples qui peuvent ébranler mes habitudes intellectuelles, des comparaisons qui peuvent provoquer des idées nouvelles. J’ai trouvé ce que je cherchais dans les livres et les expériences d’outre-mer, dans les musiques brésiliennes et françaises et dans les recherches faites par les chercheurs en sciences sociales et les savants de la musique de ces pays.
J’ai toujours adoré la musique brésilienne populaire, mais spécialement la musique des années 1960, la bossa nova, qui avait un lien fort avec le jazz d’Amérique du Nord, et qui a beaucoup influencé le jazz nord-américain, y compris mes propres pratiques musicales. Lors d’une première visite au Brésil, quand j’étais professeur invité en anthropologie sociale au Museu Nacional de Rio de Janeiro, j’ai constitué une grande collection de disques et de partitions, et je jouais moi-même cette musique au piano. De plus, j’ai lu les travaux des doctorants cariocas, sur la musique, le carnaval, et tous les phénomènes de la vie musicale brésilienne. Un livre, en particulier, a attiré mon attention : celui de Hermano Vianna sur les réunions des fans de la musique funk , autour de laquelle se retrouvait tout un monde, entièrement fait des gens les plus pauvres de la ville, et qui étaient invisibles aux yeux des citoyens plus riches et plus conformistes, y compris aux yeux des autres anthropologues. (Plus tard, Vianna a écrit un autre livre , également intéressant, sur le processus par lequel la samba est devenue la danse nationale du Brésil.)
Mes expériences brésiliennes m’ont appris la valeur d’une familiarité avec la littérature sociologique étrangère sur la musique. Donc, quand j’ai commencé à venir souvent en France et à lire le français, j’ai immédiatement cherché des livres sur la musique. J’ai vite compris que la sociologie de l’art et de la musique en France bénéficie, d’une part d’une tradition théorique longue et distinguée, d’autre part, d’une tradition de travail de terrain qui est mal connue des sociologues des autres pays.
Le premier livre sur la musique que j’ai lu était celui de Pierre-Michel Menger sur le phénomène boulézien. J’ai appris, entre beaucoup d’autres choses, comment l’Etat français, plus dynamique dans les arts que l’Etat américain, a créé un monopole presque total pour Pierre Boulez, d’une manière qui serait impossible, et aussi impensable, dans la situation américaine moins centralisée.
Le livre de Menger était le premier que j’ai lu, mais certainement pas le dernier. Très tôt, j’ai lu le livre d’Antoine Hennion sur l’industrie du disque et un autre de lui, qui m’a profondément touché, sur l’enseignement du solfège dans les écoles de musique avec son mélange d’idées et de travail de terrain . En lisant ces ouvrages, j’ai beaucoup appris sur la scène musicale française, mais aussi sur toute une tradition sociologique qui converge avec la mienne.
J’ai également appris que beaucoup de choses ne sont pas très différentes si on compare les deux traditions musicales, française et américaine. Grâce au livre de Marie Buscatto , j’ai appris que le rôle des femmes dans le monde du jazz est presque identique en France et aux États-Unis. De la même manière, les modes de vie et de travail d’un musicien « ordinaire » – un musicien qui joue pour les mariages, les fêtes, les shows, et dans les bars et les clubs – sont très similaires, une chose que le livre de Marc Perrenoud m’a montrée.
Mais il y a aussi des différences importantes. Par exemple, la musique qu’un musicien ordinaire joue pour une fête puise dans une tradition qui dépasse une seule musique nationale, et les traditions nationales puisent à de sources différentes dans les différents pays. Ainsi il faut qu’un musicien français connaisse au moins un petit répertoire de musique d’origine gitane, qui s’est incrustée dans la mémoire collective. De plus, les idées musicales d’origine gitane ont affecté le jazz français, et tous les musiciens de jazz, je suppose, ont au moins quelque familiarité avec elles. Pour un musicien nord-américain, en revanche, cela sera seulement une curiosité, des idées et des morceaux que ses collègues ne connaissent pas et qu’ils n’ont pas le désir de connaître, car personne d’autre ne les connaît ; cela ne vaut donc pas la peine de les apprendre car cela n’intéresse personne de les entendre jouer. (S’il y en a des traces dans leur jeu, cela vient peut-être d’un vague souvenir d’un disque de Django Reinhart.)
Parfois il en va autrement. La musique folklorique brésilienne a fourni l’arrière-plan d’un ingrédient fondamental de la musique brésilienne populaire, spécialement de la musica popular erudita, qui est un développement harmoniquement et rythmiquement très sophistiqué de musiques populaires plus simples. Jusqu'ici, cela ressemble au cas de la musique gitane en France. Pour plusieurs raisons, cette musique d’origine folklorique a fini par devenir une partie essentielle du répertoire de tout musicien américain compétent, et désormais, de tous les musiciens ordinaires du monde, sous la forme de la bossa nova. Mais ceci concerne seulement certains morceaux, seulement les plus connus. Les rythmes brésiliens, d'autre part, sont utilisés partout, aux États-Unis et ailleurs, dans les standards américains aussi bien que dans les chansons brésiliennes. C’est par hasard que la bossa nova a pris cette place dans la musique américaine, après que le guitariste Charlie Byrd ait ramené de son voyage au Brésil les chansons qu’il y avait entendues et qui étaient nouvelles à l’époque : celles de Tom Jobim, de João Gilberto et d’autres compositeurs brésiliens.
Il faut également éviter l’ethnocentrisme organisationnel, à savoir l’idée que la situation que l’on connaît dans son propre pays est la même partout. Un exemple pertinent est le problème récurrent du chômage des artistes du spectacle. Depuis la disparition des cours royales et impériales et la quasi-disparition des postes permanents pour les artistes du spectacle, le travail est régulé par le marché, ce qui veut dire qu’on ne peut jamais être sûr d’où viendra la prochaine « affaire », comme disent les musiciens. Par conséquent, la plupart – pas tous, mais la plupart – des musiciens connaissent une situation perpétuelle de précarité économique.
Pour autant, la situation française diffère beaucoup de la situation américaine. Rien de semblable au système français d’assurance-chômage, dont beaucoup de musiciens dépendent (je dois au livre de Marc Perrenoud d’avoir compris le fonctionnement du système des cachets), n’existe pour les artistes et musiciens aux États-Unis. Ainsi un sociologue de l’art américain ne peut imaginer ni toutes les astuces pour accumuler les cachets qui entrent dans les calculs des musiciens ordinaires en France et constituent leur travail quotidien et continuel, ni les possibilités énormes de perturbation de l’ensemble des arts au niveau national que ce système leur confère.
De même, peut-être qu’un sociologue de la musique français aurait des difficultés à comprendre le system américain, dans lequel la grande majorité des artistes du spectacle considèrent comme acquis le fait qu’il faut avoir un day job, autrement dit un boulot « à côté », dans l’économie ordinaire, afin de soutenir leur activité artistique, et à saisir la grande variété de ruses que les artistes américains déploient pour continuer à tenir. Mais peut-être que je sous-estime la connaissance qu’ont les Français de notre situation.
La communication internationale
J’aimerais que les sociologues des Etats-Unis (ou d’ailleurs) puissent partager mon enthousiasme pour les travaux de recherche de pays qui ne sont pas les leurs, et profiter de l’élargissement de perspectives qui en résulte. Malheureusement, ils ne le font guère. Mes collègues (à quelques rares exceptions près) ne lisent que l’anglais, sauf en traduction, et le problème ne va pas disparaître du jour au lendemain. Le choix des traductions d’ouvrages du français (ou d’autres langues aussi, naturellement) est très restreint. Seules les traductions de livres pour lesquels une bonne vente est assurée trouvent un éditeur. Aux États-Unis, la vente de livres de sociologie d’autres pays nécessite un public qui dépasse celui des seuls sociologues. En l’occurrence ce lectorat, qui vient de disciplines comme la littérature ou la philosophie, semble préférer les ouvrages théoriques aux ouvrages empiriques, en particulier une liste d’auteurs qui étonnerait peut-être les sociologues français : Derrida et Baudrillard, par exemple, sont connus, et parmi les “vrais sociologues,” il y a principalement Bourdieu et Foucault. Mais parmi les livres et les recherches qui m’ont inspiré, on ne trouve presque rien.
Ainsi pour presque tout sociologue américain, le terme French sociology (la sociologie française) ne veut pas dire le corpus entier de recherche et de livres français, mais plutôt quelque chose de bien plus restrictif, à savoir : French theory. Dans les faits, les livres et les articles que j’ai mentionnés toute à l'heure sur la sociologie de la musique n’existent pas pour de nombreux sociologues américains qui pourraient les utiliser.
Quel dommage ! Pour les sociologues américains, c’est une grande perte. Ils n’ont pas à leur disposition une palette de cas différents qui leur permettraient de faire des comparaisons, ni l’opportunité de faire les découvertes théoriques que ces comparaisons pourraient produire. On peut dire que le résultat est une erreur d’échantillonnage.
Pour l’heure je ne suis pas très optimiste, et je ne vois pas chez mes compatriotes de signes d’amélioration de la situation. Heureusement on peut discerner ailleurs dans le monde des tendances plus cosmopolites. Malgré la propension européenne d’adopter l’anglais comme lingua franca, il est vrai que beaucoup de sociologues d’Amérique du Sud, par exemple, lisent régulièrement le français, l’anglais, et sans doute d’autres langues. De même, certains sociologues français lisent plus ou moins habilement l’espagnol et même le portugais.
Comme me le disait un ami : « Après les trois ou quatre premières langues, les autres sont faciles. »
Dernières pensées
Les responsables du colloque m’ont demandé de développer quelques idées sur l’avenir de la sociologie de la musique, aux États-Unis et en France, voire dans le monde.
On peut parler de postes et d’organismes, mais là il s’agirait de politique et de bureaucratie plutôt que d’activité intellectuelle. Mais bien sûr, la bureaucratie a des effets énormes sur l’activité intellectuelle. Néanmoins, il serait téméraire de conjecturer sur cette question, et je me retiens donc de le faire.
Autrement, on peut spéculer plus librement et explorer des thèmes plus encourageants. Je n’en mentionnerai qu’un.
D’abord, il faut prêter une attention sérieuse aux interactions entre les musiques de toutes sortes qui viennent de partout dans le monde. Les ethnomusicologues reconnaissent que se concentrer uniquement sur la « musique indigène » prétendument pure ne marche pas. Ils ont donc décidé de faire des recherches sur toutes les musiques, faites par n’importe quel membre de la société. Au lieu d’enquêter sur la musique hawaiienne autochtone, on peut apprendre davantage en se focalisant sur la musique que faisait l’entertainer Don Ho dans les grands hôtels de la plage de Waikiki. Les interprètes actuels ne respectent pas les frontières entre les genres musicaux, pourquoi donc respecterions-nous ces frontières ? On peut évoquer beaucoup d’exemples de promiscuité musicale, comme la pratique du pianiste américain Uri Caine, qui joue du jazz en s’appuyant sur les morceaux folkloriques que Béla Bartók a recueillis en Hongrie au début du vingtième siècle. La réalité, c’est le métissage, il faut l’accepter comme l’objet de notre recherche.
La recherche de Hermano Vianna, à laquelle j’ai déjà fait référence, montre aussi la nécessité de prendre en considération ces interactions. Les DJs de funk de Rio de Janeiro font régulièrement le voyage à New York en avion pendant la nuit pour acheter les disques funk qui ne sont pas disponibles à Rio. Ainsi, la scène de la musique carioca est complètement encastrée dans celle des entreprises et des marchés, dont les acteurs n’ont pourtant pas conscience de l’existence des fans.
Il faut toujours être attentif aux dangers de la surpolitisation de ces questions. Il serait facile de supposer que les DJs brésiliens sont les dupes des grandes entreprises musicales américaines, qui les utilisent comme outils pour étendre leur monopole culturel sur la planète, mais tel n’est pas le cas. Les grandes entreprises n’ont aucune connaissance de ce petit marché et n’ont pas d’intérêt à son exploitation.
Tout cela contribue donc à souligner l’importance de la mondialisation de la musique.
Les responsables du colloque m’ont également demandé de dire quelque chose sur les relations entre la sociologie et les autres disciplines, notamment la musicologie. J’ai déjà fait allusion à l’importance d’une connaissance du langage musical pour la sociologie de la musique. Ce langage est le langage dans lequel les participants de n’importe quel monde de la musique communiquent entre eux. Ce sont les musicologues qui ont les outils pour analyser ce langage et il faut que les sociologues apprennent à les utiliser, de la même manière qu’on utilise les mots de la langue d’un pays où l’on fait de la recherche.
Robert Faulkner et moi, dans notre livre sur les « musiciens ordinaires », avons utilisé, par nécessité, les citations en langage musical pour illustrer et pour expliquer les observations de la vie professionnelle dans laquelle nous avons habité et travaillé durant de nombreuses années . On ne peut comprendre la gêne d’un musicien qui ne connaît pas les enchaînements d’accords (les changes comme disent les musiciens) d’un morceau sans avoir une compréhension du langage des accords et la manière dont les musiciens l’utilisent quand ils jouent un tune, c’est-à-dire une mélodie. Cela pose problème, bien sûr, parce que les non musiciens ne comprennent pas ce langage, donc pour eux notre livre peut être difficile à lire. Mais l’harmonie pratique du clavier (ce qu’on appelle en anglais keyboard harmony), ces conventions des mouvements harmoniquestelles qu’elles sont mises en œuvre tous les jours sur le plateau ou sur scène, sont la clé de l’organisation sociale et les musicologues disposent du langage pour l’analyser. C’est pour cette raison que la plupart des sociologues de la musique sont eux-mêmes musiciens.
Nous avons beaucoup à apprendre des musicologues. Ont-ils beaucoup à apprendre de nous ? J’espère que nous pouvons donner quelque chose en échange du don qu’ils nous font de leur langage analytique, et que cela se retrouve dans le langage analytique que nous utilisons pour décrire les relations entre les acteurs sociaux. Ce n’est pas le vocabulaire de la sociologie qui est important, ce sont les idées. Pour moi, c’est évident, une des idées clés que la sociologie a mise en avant, c’est qu’une oeuvre d’art est le produit d’un monde de gens en interaction. Pour les interactants d’un monde de la musique, cette idée n’est pas nouvelle ; cependant, ils ne sont pas accoutumés à la formuler de cette manière dans leur vie professionnelle. Dans ce milieu, ils sont, comme toutes les personnes compétentes, tout à fait capables d’analyser leur vie quotidienne. Mais ils ont rarement l’habitude de transférer des connaissances qu’ils maîtrisent parfaitement à un niveau plus abstrait, de généraliser et de faire des analyses sociologiques. C’est à nous, sociologues, de leur montrer comment les détails de leur vie professionnelle sont la matière première d’une analyse sociologique, et de souligner qu’il n’est pas nécessaire d’avoir un langage très recherché pour faire de la sociologie.
Un mot d’avertissement, enfin. On pense souvent que l’interdisciplinarité est accomplie quand on met dans une même salle des gens de disciplines différentes. Pas du tout. La vraie interdisciplinarité se passe dans la tête de chacun, lorsque je fais l’apprentissage de la musicologie et lorsque le musicologue fait l’apprentissage de la sociologie. Peut-être que je me servirai des idées de la musicologie d’une manière nouvelle, peut-être aussi que le musicologue se servira des idées sociologiques d’une manière inattendue ; mais tous les deux apprendront quelque chose de l’exercice.
Perrenoud, Marc, Les musicos. Enquête sur des musiciens ordinaires, Paris, La Découverte, 2007.
Meyer, Leonard B., Emotion and Meaning in Music, Chicago, University of Chicago Press, 1956.
Becker, Howard S., Les mondes de l’art, Paris, Flammarion, 1988.
Vianna, Hermano, O Mundo Funk Carioca, Rio de Janeiro, Jorge Zahar Editor, 1988.
Vianna, Hermano, The Mystery of Samba: Popular Music and National Identity in Brazil, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 1999. (Original : O Misterio do Samba, Rio de Janeiro, Jorge Zahar Editor e Universidade Federal do Rio de Janeiro, 1995.)
Menger, Pierre-Michel, Le Paradoxe du musicien : le compositeur, le mélomane et l'Etat dans la société contemporaine, Paris, Flammarion, 1983.
Hennion, Antoine, Comment la musique vient aux enfants. Une anthropologie de l’enseignement musical, Paris, Anthropos, 1988.
Buscatto, Marie, Les femmes du jazz: Séduction, féminité(s), marginalisation, Paris, CNRS Editions, 2007.
Faulkner, Robert R., Becker, Howard S., “Do You Know…?” The Jazz Repertoire in Action, Chicago and London, The University of Chicago Press, 2009.
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