Quatre choses que j’ai apprises d’Alain Pessin

Howard S. Becker

Alain Pessin m’a enseigné beaucoup quand il était vivant.  Il a continué m’enseigner la sociologie - parmi d’autres choses, la sociologie des mouvements politiques - pendant les années suivantes. Pour préparer cette conférence, j’ai relu deux de ses livres qui traitent des mouvements pour la liberté, auxquels il s’est toujours intéressé: La rêverie anarchiste et L’imaginaire utopique aujourd’hui. Cette relecture était une révélation. Parce que finalement, cette fois, je suis prêt à apprendre. De ces livres, j’ai appris des choses importantes dans un champ sur lequel je ne travaille pas et de plus un champ dans lequel j’étais un naïf, si je puis dire, extrêmement borné. Il s’agit du champ de l’histoire et de la pensée des mouvements libertaires importants, dans lesquels il était expert.

Mes difficultés dans cet domaine de pensée viennent de mon insistance à voir les choses concrètes dans les situations sociales où elles se situent, bien que la plupart des experts sur le sujet habituellement en traitent au niveau des idées, c’est à dire, théoriquement. Je suis toujours sceptique envers les idées sociologiques qui ne sont ancré ni dans la réalité des choses, ni dans les actes spécifiques de gens spécifiques, bref, des idées divorcées des individus en chair et en os. Mais, je n’avais jamais lu d’analyse des idées dans ce domaine, fondées sur et dans une analyse sérieuse de l’organisation sociale des gens qui pensent et raisonnent comme ça. (Sûrement, il faut que des analyses de ce type existent quelque part, mais je ne les connaissais pas.) Donc, quand Alain a fait le couplage des idées politiques et sociales avec les activités des membres des mouvements, ça a été pour moi la clef qui a résolu mon problème, en faisant un lien entre une analyse quasi-philosophique, courante dans ce champ de sociologie, et les activités collectives dont le mouvement est fait. Plusieurs conséquences découlent de cet couplage. Les quatre choses importantes que j’ai apprises relèvent de cette leçon.

Utopie comme les actions d’un ensemble

D’abord, Pessin m’a enseigné que quand on fait une description sociologique d’une idéologie, comme l’anarchisme ou l’utopisme, cela suscite une nouvelle idée de la nature de la pensée politique. Au lieu d’un système d’idées avec un sens défini et indépendant de la situation dans laquelle il est utilisé, on le voit comme l’activité d’un groupe dont les membres se servent, entière ou en morceaux, quand ils construisent une ligne d’action ensemble. La description que Pessin donne (p. 170 ff.) du déroulement des actions collectives dans un monde politique alternatif est donc complètement sociologique. Il n’a pas cédé à la tentation de renoncer à la sociologie pour faire une imitation faible d’un traité de philosophie politique. Il a approché les mouvements libertaire comme choses que les gens font ensemble plutôt que comme des idées abstraites.

Pour moi, c’était une deuxième grande surprise de découvrir que cette description de Pessin est, point pour point, presque identique à la description de la coopération musicale que Faulkner et moi plus tard avons présentée dans notre livre sur le répertoire du jazz (Do You Know . . . ), même si nous n’avons pas fait cette connexion. Nous y décrivons comment les musiciens, quand ils jouent ensemble sans répétition et sans partitions ne s’appuient pas seulement sur un stock de « standards » qu’ils ont déjà appris. Pas du tout. Par contre, ils utilisent une variété des habiletés qui constituent des ressources pour créer, sur la scène et à ce moment, un programme (un “set list,” comme ils disent). Parfois ils construisent une performance d’une chanson sur leurs souvenirs d’un disque qu’ils ont entendu quelque part. Ou, peut-être, ne connaissent-ils rien du morceau mais peuvent-ils le jouer quand ils entendent quelqu’un d’autre le jouer, parce que les formules sur lesquelles il est fait sont familières. Un ensemble peut jouer une chanson si seulement l’un d’entre eux la connaît, parce que les autres sont capables de suivre ses indications. Et, donc, en se servant de ces artifices, ils construisent tout un programme, morceau par morceau, au moment voulu. Ce n’est pas une simple reproduction de quelque chose que tout le monde possède, mais une véritable construction improvisée.

Nous avons cru, Faulkner et moi, que cette description fonctionnerait pour n’importe quelle situation sociale. Mais ça n’était pas plus qu’une idée vagabonde, une possibilité. Pessin m’a montré, par ses analyses des mouvements et de la pensée libertaires, que tous les deux incarnent, plus ou moins, le même processus où les acteurs tâtonnent ensemble, comme les musiciens, en cherchant des actions qui vont produire un résultat plus ou moins acceptable à tous les participants dans leur actions. Sa analyse ne donne aux idées ou aux philosophies politiques aucune force spéciale dans le déroulement des activités des adhérents des mouvements libertaires. En effet, il a renversé l’ordre conventionnel de la causalité, en plaçant les idées dans leur contextes organisationnels, et donc en les voyant comme effet plutôt que comme cause. Voici une citation représentative de cette facette de sa pensée:

Le propre d’une telle culture est d’être en continuelle construction. Nous sommes en présence d’une société souple, exempte en principe de tout contrôle des uns sur les autres. Cette société ouverte construit à mesure sa propre culture comme une médiation éphémère, dont les formes sont offertes d’avance à se dissoudre pour la mise en actes de tournures nouvelles de l’expérience collective. Une société d’exception donc, d’abord parce qu’il s’agit bien d’une société, mettant en place les liens qui unissent les acteurs individuels, et que l’exception réside dans le double fait qu’elle condamne les formes convenues de la vie sociale, et qu’elle se refuse à emprunter les voies de sa propre pérennisation. (p. 170)

La leçon pour moi est de voir comment on peut faire une analyse concrète d’une collectivité en train de se construire et se servir des idées philosophiques et politiques comme un ensemble d’actions. En effet, on peut voir qu’un système philosophique est, ni plus ni moins, le travail de quelque ensemble de gens. Les autres points que j’ai appris d’Alain découlent de ce point très général.

Mouvements libertaires comme mondes de l’art

Le deuxième fruit de mon apprentissage avec Alain Pessin est double. Il m’a enseigné qu’il y a des possibilités dans l’idée de monde, comme terme technique de sociologie, que je n’avais pas soupçonnées. Pour moi, c’était une idée dont on peut se servir pour la compréhension d’une oeuvre de l’art, c’est tout ou presque tout. Dans sa forme la plus simple, il insiste sur le fait qu’une oeuvre d’art est faite par tous ceux qui participent à sa fabrication: dans le cas de la musique, par exemple, cela inclut le compositeur et les joueurs. Mais aussi les gens qui font les instruments dont les musiciens jouent, les copistes qui préparent les partitions sur lesquelles les joueurs jouent, les travailleurs dans les billetteries qui ramassent l’argent pour payer les interprètes, plusieurs autres encore et, très important, le public. Chaque participant fait quelque chose sans quoi l’oeuvre serait différent. Et - l’autre idée importante dans cette conception - les participants coordonnent leurs activités par référence à des ententes sur les façons de réaliser chaque étape dans le processus de la fabrication. Car ces conventions fournissent les modèles sur lesquels on peut faire beaucoup d’oeuvres variées sans grandes difficultés.

C’était la grande inspiration de Pessin d’approprier le concept de monde pour une autre arène d’activité humaine, la politique.  (Il fait la connexion explicitement pp. 46-48.) Son analyse du phénomène d’utopie m‘a montré comment on peut regarder un chose aussi grande, aussi flou, aussi indistincte qu’une philosophie politique de la même manière que quelque chose d’aussi solide et spécifique que le monde, par exemple, des comédies musicales de Broadway dans les années trente ou le monde de la peinture florentin au XV siècle.

Je n’ai jamais pensé de ce genre d’activité - modes de pensée ou de faire la philosophie politique ou même les activités politiques - comme une activité professionnelle comme la musique, qui m’apparaissait plus solide, plus tangible. Mais ça c’est ma faiblesse. Comme Alain me l’a montré, si on les voyait comme lui, beaucoup des choses feraient plus sens.

Prenons sa analyse de la pensée et des mouvements utopique comme des mondes équivalent aux mondes de l’art. En suivant le programme que ce concept implique, il a immédiatement dressé une liste des participants dans l’activité d’un tel monde. Sans aucune réflexion sérieuse, j’aurai dit que ce sont seulement les penseurs et les écrivains qui étaient importants. Mais Alain m’a montré l’erreur de cette simplification.

Il a trouvé une métaphore féconde dans le théâtre - la production d’un monde utopique comme la production d’une pièce de théâtre - et il envisageait l’histoire des mouvements utopiques dans ces termes, les décrivant comme « une théâtralisation du problème politique ». (p. 56) Et, alors qu’il décrit tous les participants comme acteurs dans ce théâtre, il est attentif à noter qu’il ne utilise pas ce mot dans son sens sociologique généralisé courant mais strictement dans le sens d’un comédien du théâtre.

Il commence par constater que l’utopie constitue, comme une oeuvre d’art, le travail de quelqu’un ou quelques-uns. De qui?

Il liste parmi les ouvriers de ce travail premièrement, bien sûr, les écrivains des utopies célèbres, comme Thomas More, Charles Fourier, Pierre-Joseph Proudhon, et Robert Owen, jusqu’aux écrivains les moins connu qui ont fourni les idées fondatrices pour les communautés alternatives de nos jours. (Pessin lui-même a fait du travail de terrain dans une telle communauté, le Croix-Rousse de Lyon). Mais cela, c'est seulement ce qui est le plus évident. Ils ont formulé l’idée original et les plans pour sa réalisation.

Quand ils écrivent leurs textes, ces auteurs en font les modèles classique du genre: un commencement par un voyage en temps ou en espace vers une destination  vierge, où on peut établir les conditions pour la création d’un monde complètement nouveau. Bien sûr, ils écrivent longuement sur la philosophie et les justifications de leurs projets, mais ceux-ci sont toujours plein aussi de spécifications précises des détails de la structure des villes et du comportement souhaité des habitants.

Après les écrivains, nous trouvons les architectes et les urbanistes, qui transforment les grandes idées et sentiments des écrivains en plans spécifiques et même techniques, pour les rues, pour les bâtiments, pour tout ce qu’un ville nécessite, et Pessin note, en passant, que ce sont ces gens qui font ces structures durables qui sont, en fin de compte, les plus carcérales des toutes les utopies (qui presque toujours en sortent comme prison).

Puis les poètes et les artistes, qui font les critiques, peut-être ironiques, qui découvrent les problèmes et les dissonances entre les idées fondatrices et la réalité, et qui plantent les germes du désordre, les conflits entre les rêves autoritaires, au nom de l’égalité, des fondateurs et de la liberté de choix que les habitants cherchent.

Enfin, ceux que Pessin appelle les humbles, qui sont les praticiens de l’utopie, sans pouvoir, mais qui sont aussi ceux qui “prennent en charge l’espérance utopique,” les masses marginalisées.

Mais ça n’est pas la fin, parce que dans le chapitre suivant, il ajoute le joueur, l’acteur peut-être le plus important: le comparse ou figurant, devant qui tout le drame se déroule, c’est à dire, l’assistance. Ce public observera l’action dramatique et puis décidera si cela les intéresse ou pas. Le public peut être un seule personne, comme, dans le cas de Fourier, un industriel éclairé. Mais, plus usuellement, c’est la foule des humbles qu’il faut convaincre de donner son appui aux grands projets de changement.

Qu’est-ce que veut dire “imaginaire”?

Quand il m’a appris comment une utopie ressemble à du théâtre, c’est à dire, comment on peut le voir comme une oeuvre de l’art faite par les participants dans un monde partagé, sur le modèle d’un monde de l’art, Pessin m’a appris au même temps une troisième chose, la réponse à ma question persistante: ce que veut dire le mot « imaginaire ». Ce mot a toujours créé des perplexités chez moi. Il est arrivé dans les mondes intellectuels américains de France comme partie du mouvement des « cultural studies, » et son sens n’a jamais été très clair, pour moi,  du moins. Il me semblait être une appropriation d’un faux ami, d’un mot qui porte beaucoup de nuances en français, nuances qu’il perd dans le voyage vers l’anglais, où il n’a pas un sens tellement évident.

Alain m’a appris à comprendre ce mot en décrivant les partenaires dans la construction et l’usage de l’imaginaire dans les mondes utopiques, comme je l’ai déjà expliqué, mais aussi, et c’est le point que je souligne maintenant, par son emploi du mot « rêverie » comme synonyme, les deux mots étant interchangeables. « Rêverie » insiste, comme »imaginaire » peut-être ne le fait pas assez clairement, sur l’aspect mental de cette construction.

Pessin utilise presque toujours comme interchangeable les deux mots « rêverie » et « imaginaire. » Il a insisté sur le fait que ni l’un ni l’autre ne fait allusion à des mouvements sociaux qui sont peut-être associés aux faits de la conscience collective, mais peut-être pas. L’imaginaire est l’équivalent d’une oeuvre de l’art dans une analyse conventionnelle d’un monde de l’art. Au lieu d’un tableau ou d’une sculpture - une oeuvre qu’on peut distinguer dans sa intégralité - on a quelque chose de plus amorphe, plus difficile à cerner, mais néanmoins également une construction d’un monde de coopération, un monde d’action collective.

Et cette construction joue le rôle, dans les mouvements libertaires, que jouent les compréhensions que se partagent tous les gens qui sont membres d’un monde de l’art.

Ces mots parlent d’autre chose, d’un mode de pensée qui est partagé dans un milieu, parmi plusieurs personnes, qui peut donc fournir le point d’appui, ou bien un point de départ, ou encore le lieu de naissance des actions collectives. Cette construction de l’esprit ne consiste pas, d’ailleurs, en idées théoriques ou politiques. Pas du tout. L’imaginaire consiste, par contre, en des images, probablement plus souvent visuelles, des choses, d‘une grande variété d’hommes et de femmes, des événements. Cet ensemble d’images, jointes ainsi dans un tout cohérent, est un domaine de l’imagination, un imaginaire. Il n’est pas forcément concret. Il ne demande pas des actes.

Dans son livre sur l’anarchisme, l’autre mouvement sur lequel il travaillait, il a dit:

Nous avons préféré tout au long de notre étude, parler de rêverie libertaire plutôt que de mouvement anarchiste. C’est que ce dernier n’existe guère à cette époque comme composante sociale. Nous nous sommes donc référé à une rêverie diffuse qui s’abreuve à des multiples sources, participe en particulier à des fortes intuitions romantiques, et qui parcourt l’Europe de manière bien plus large et conséquent qu’à travers les seuls hommes qui deviendront, au sens propre du mot, « anarchistes. » C’est un mouvement de l’âme, qui jaillit d’un refus premier, d’une rupture orgueilleuse, dont il cherche passionnément les images pleines et justes, ainsi que celles souvent d’un généreux projet humanitaire. (213-14)

Puis il explique, en discutant les grands changements qui ont affecté la construction mentale (en ce cas, la rêverie anarchiste), le changement d’un mode de pensée et une doctrine dans un mouvement.

 [A]vec la fin du siècle, si ce n’est pas un rêve qui s’épuise, c’est un cycle de la rêverie libertaire qui s’achève. Nous préférerions donc placer la naissance de l’anarchisme dans ces années 1880-1890, ces dernières étant celles où, comme nous l’avons montré, l’exacerbation de la violence anarchiste vient, jour après jour, symboliser les désenchantements et les nouveaux espoirs, bref une mort et un renouveau. Dès lors se développera l’anarchisme au sens propre du terme, comme mouvement social, dans lequel la rêverie libertaire vient se rigidifier quelque peu, pour se constituer en pensée et en doctrine. (214)

Bref, il fait une distinction simple et claire entre un monde de l’esprit (la rêverie ou l’imaginaire) et un monde qui consiste en gens en interaction, un monde d’action politique. Jusqu’ici tout va bien. Mais il reste ma difficulté central: n’est-t-il pas, donc, cet imaginaire si insaisissable, simplement, après tout, un système des idées?

Non. L’imaginaire résulte des multiples actions des plusieurs gens, qui le formulent. Donc il n’est pas un système d’idées abstraites, divorcées des actions et gens concret, mais une collection, plus ou moins organisée, des idées et des images que quelques-uns font, refont, et continuellement reformulent en les utilisant. Il comprend une vision du monde, en quoi il consiste, exprimée dans images.

Les images, donc, sont à la fois la fabrication des gens et leur ressource la plus importante, parce que l’imaginaire (ou bien sûr le rêverie) sert comme un grande dépôt d’armes pour tous qui veulent organiser un mouvement. Puisque ces images durent pendant des siècles et puisqu’ils sont très connus, on peut y puiser pour mobiliser les gens pour un mouvement ou un programme. En fait, l’usage de ce stock d’images est presque obligatoire, car tout le monde reconnaît leur présence comme le sceau d’authenticité d’un mouvement qui a l’intention d’être avéré comme une révolution sérieuse. Bien sûr, le contenu de ce dépôt change toujours - Pessin lui-même décrit leurs nouvelles formes dans la communauté libertaire de la Croix-Rousse à Lyon - mais les formes anciennes restes vives et disponibles.

Les mouvements utilisent l’imaginaire comme ressource dans une manière très souple. Il n’est pas un livre de recettes qu’on peut appliquer machinalement. C’est une chose plus adaptable que cela :

L’utopie s’impose, à ce niveau, comme un style, une certaine manière d’affronter les dilemmes, de l’organisation sociale et de sa dynamique. Pour le comprendre, il fallait donc remonter à cette structure générale, ou à cette matrice utopique, qui est une construction culturelle et conventionnelle, qui a conquis son originalité et sa stabilité à travers les versions successives du songe utopique. Il fallait remonter des idées jusqu’à la trame, et au processus de structuration de cette trame de l’imaginaire utopique. (213-14)

Le quatrième chose

Enfin, ce que j’ai appris d’Alain a une portée methodologique qui va bien au-delà du sujet des mouvements libertaires, de l’anarchisme et des utopies. Il m’a enseigné la leçon qu’il faut apprendre encore et toujours encore dans une vie de recherche : ce qu’on trouve dans un domaine de la vie sociale, peut-être, peut éclairer d’autres domaines, même ceux qui sont apparemment très différents.

Dans ce cas, la leçon est simple mais importante. Tout l’appareil qu’on peut utiliser pour comprendre un monde de l’art a de la valeur pour comprendre n’importe quelle forme d’action collective, même si cette action est conventionnellement théorisée comme un mode de pensée plutôt qu’une mode d’action. Parce que d’habitude nous ne parlons pas des idées comme une forme d’action, mais seulement comme des pensées, sans aucune référence aux actions. Et cela veut dire les regarder comme une chose qui fait partie d’un complexe d’idées qui ont une cohérence logique, et qu’ il faut les comprendre dans un système logique divorcé des actions prosaïques et des contraintes organisationnelles du monde quotidien.

Néanmoins, les idées n’existent que quand quelqu’un les pense, c’est à dire quand une personne les invente ou les rappelle ou les communique ou les utilise dans un argument. Cela arrive dans un milieu forcément social, fait de liens entre acteurs sociaux avec tout le bagage des obligations et formes de coopération et dépendance que cela entraîne. Un comédien a besoin d’une scène, et d’un dramaturge, et d’un directeur des costumes, et d’un metteur en scène, et de tous les autres qui contribuent à son travail. De la même façon, un penseur ou théoricien de la politique a besoin de toute la panoplie qu’Alain a décrite comme nécessaire pour créer, par exemple, une utopie.

Mais le modèle d’Alain ajoute des idées importantes sur le concept de monde, comme je l’ai décrit. Il a mis le chair sur les os de cet concept, en amplifiant l’imaginaire comme un réceptacle des contenus différents selon la situation spécifique, et ainsi en le transformant en outil indispensable pour les acteurs politiques et en en faisant une ressource merveilleuse pour les sociologues :

Mais il reste que cette structure [l’imaginaire] est sinon vide, du moins creuse. Elle peut faire l’objet des remplissages les plus variés et le plus contradictoires, qui tous pourtant ne cessent de venir reposer les mêmes problèmes, concernant la possibilité d’inaugurer le grand nouveau, et la distribution des rôles ou des fonctions sociales qui pourraient permettre d’y parvenir, concernant les rapports de l’individuel et du collectif, la stabilité et la dynamique des ensembles sociaux, la place faite à l’imaginaire. L’utopie est donc bien une modalité originale de l’espérance collective, quelque chose que l’on fait ensemble, même lorsqu’elle s’élabore dans la solitude des grands exilés, car la besogne de l’utopie vient toujours prendre place assez exactement dans le cadre mental qui lui est promis. Cette démarche commune est assez peu compréhensible si on la regarde comme la somme de ses expressions anecdotiques, mais le devient si on la considère comme un enjeu commun et assez permanent des ensembles sociaux. Un enjeu conventionnellement outillé d’un petit nombre de techniques mentales. (214)

Cette explication fait de l’imaginaire quelque chose avec assez de contenu pour n’être pas sans signification et, en même temps, pas trop, pas au point où il prévient le chercheur de s’attendre à trouver des données inattendues. Et que peut-on demander de plus d’un concept ?

Alain a dit, aussi, que c’est les temps d’avancer d’une analyse statique des imaginaires à une analyse plus ouverte de « le processus du partage de l’image, et de sa dynamique collective, qui doit nourrir de nouveaux champs de recherche, après que sa distribution statique a été profondément étudiée. Globalement, le problème pourrait être formulé de la manière suivante: comment, avec quel outillage théorique et dialectique, peuvent être conciliées une conception de l’image comme prise de participation, d’abord individuelle, sur ce qui nous échappe, et une conceptions de l’image comme mode de participation collective à ce qui nous unit ? » (216)

C’est ça le boulot qui Alain nous a légué.