Les drogues : que sont-elles?

Les Etats-Unis sont, comme on le sait, confrontés à un vaste “problème de drogue”. Le problème est réel mais il a été improprement conceptualisé. Le gouvernement américain le définit comme un problème de consommation de “drogue” ou de “ narcotique,” continuant à considérer cet aspect du comportement humain comme un problème policier. Les individus consomment de substances que des experts confirmés ont définies comme des produits interdits, et par là même nuisibles pour soi-même et pour autrui. La solution du problème consiste alors à mobiliser les forces de police pour découvrir les usagers de drogues et de narcotiques et, par le biais des sanctions pénales, à empêcher qu’ils ne continuent à en consommer. De la même manière, les fournisseurs de drogues doivent être empêchés, par des sanctions pénales, de continuer à donner aux usagers les moyens de se nuire.

Le gouvernement a adopté la mauvaise approche à l’égard de ce soi-disant “problème de drogue”. Cela n’est pas et n’a jamais été un problème policier, sauf à considérer que les policiers sont eux-mêmes le problème. Il s’agit plutôt d’un problème sémantique, d’un problème de définitions, d’un problème d’ajustement entre les mots et la réalité. On pourrait dire alors que la solution du problème américain réside, pour le gouvernement américain, dans la désignation de ces substances par un autre nom, un nom qui permettrait une méthode différente et plus réaliste de réglementation de leurs usages.

Je suggèrerai les propositions suivantes :

La “drogue” (mais aussi les “ narcotiques ” et tous les termes équivalents en français et dans les autres langues) ne désigne pas une catégorie scientifique ou pharmacologique. Elle se réfère plutôt à une catégorie qui reflète la manière dont une société a décidé de traiter une substance: elle implique une classification des substances où le terme “drogue” a un statut ambigu.

La catégorie à laquelle on assigne une substance affecte la manière dont les individus qui la consomment sont traités. Cette catégorie affecte également la façon dont la substance en question agit sur eux.

A partir de là, la solution du problème est de redéfinir le phénomène concerné. Mais cette solution simple n’est pas applicable dans la mesure où le pouvoir de redéfinition est monopolisé par des individus dont les intérêts ne les incitent pas à agir en ce sens.

Catégories et jugement moral

Le monde est plein de choses, de substances, d’objets que l’on catégorise de diverses manières. Une catégorie, qui n’est pas d’usage courant dans la vie ordinaire, ni même dans des vocabulaires plus professionnels, désigne les choses, les substances ou les objets qui sont ingérés, introduits dans le corps d’une façon ou d’une autre. Qu’on les mâche, qu’on les inhale, qu’on les injecte. Cette catégorie classe les objets en fonction de leurs modes d’administration.

On catégorise aussi les objets que l’on ingère en fonction des usages que l’on en fait, des résultats que l’on en attend. Certaines substances fournissent de la nourriture et assurent le maintien du fonctionnement physiologique normal de nos corps. D’autres procurent des plaisirs gustatifs ou olfactifs, que l’on songe au vin ou à repas bien préparé. D’autres substances encore s’emploient à restaurer un fonctionnement physiologique normal quand notre propre corps ne l’assure plus. D’autres enfin procurent des plaisirs liés à des états psychologiques modifiés, plaisirs auxquels chaque société, d’une façon ou d’une autre, cherche à avoir accès.

La carte des modes d’ingestion ne recoupe pas celle des usages qu’on fait de ces substances. Nous mâchons des choses censées nous nourrir, des choses censées nous faire plaisir, des choses censées nous soigner et nous guérir, et des choses censées modifier notre l’Étatpsychologique. Nous inhalons des choses pour nous soigner (spray nasal), des choses pour nous faire plaisir (le parfum), et des choses pour modifier notre l’Étatpsychique. Nous nous injectons des choses pour nous guérir (l’insuline par exemple) et des choses qui sont censées nous griser. Par conséquent on ne peut pas dire que les modes d’administration soient fermement attachés à une quelconque catégorie d’usage: ils s’entremêlent.

En outre, nous catégorisons par types les substances en fonction de celui qui les ingère. Des substances peuvent être saines pour un groupe, neutres voire nocives pour un autre, à l’exemple de l’alcool qui est censé favoriser la circulation sanguine chez les personnes âgées, mais nuire à la santé des enfants. Le porc est interdit par la religion pour les juifs, mais est une nourriture saine pour les autres.

A ces catégories d’usage et de modes d’administration viennent s’ajouter des catégories de jugement moral, selon lesquelles certains actes d’ingestion sont moralement corrects, voire recommandés, alors que d’autres sont moralement neutres et permis, mais non recommandés, et que d’autres encore sont moralement répréhensibles et interdits. Il est - pourrions-nous dire - moralement recommandé aux adeptes de la foi catholique de prendre la communion en mâchant l’hostie, alors qu’il est interdit aux juifs pratiquants de manger certaines variétés de nourriture: la plupart des aliments que nous mangeons sont, cependant, neutres d’un point de vue moral, et dépendent de nos goûts et de nos moyens financiers. De la même manière, l’injection est généralement désapprouvée bien qu’elle soit permise quand elle est donnée par un personnel qualifié, dans le but de guérir ou d’éviter une maladie à l’inverse, le mâchage est généralement une moyen accepté d’ingérer un produit, à moins que le produit ne soit illicite.

Ces catégories vagues permettent aux individus de créer une grande variété de combinaisons (combinations) alliant substances, modes d’administration et groupes sociaux. Ces combinaisons peuvent être appréciées moralement en fonction des classements suggérés ci-dessus. Les mots communément utilisés dans cette thématique suggèrent les combinaisons et les appréciations habituelles. Les catégories les plus communes sont celles de la vie quotidienne : “aliment” et “ boisson”. Les catégories les plus communes pour notre propos ici sont celles qui désignent des substances ingérées uniquement dans des circonstances spéciales. Les termes les plus courants sur lesquels je veux insister ici, sont “ la drogue ”, “les narcotiques”, et les “médicaments”. Leur distinction tient à la manière (positive, neutre ou négative) dont on apprécie leur consommation, et à la façon dont des appréciations négatives s’organisent avec une interdiction ou une réglementation légales.

Les noms sont importants car ils suggèrent et légitiment l’action. Si l’on parle d’”aliment” ou de “boisson”, on ne considère alors pas leur ingestion comme une activité relevant de l’intervention de l’État, sauf pour ce qui est de garantir des standards de quantité, de contenu et de normes sanitaires de production et de vente. Si l’on parle de drogue, en revanche, on a deux possibilités. Il peut s’agir d’un médicament : dans ce cas, son ingestion est une bonne chose. La même substance peut, toutefois, être un narcotique : dans ce cas il ne devrait pas être ingéré et ne devrait pas être disponible pour l’ingestion; l’ l’Étatintervient alors, si nécessaire en recourant à des sanctions pénales, pour montrer que des interdictions sont en vigueur.

Comment savoir si une substance appartient à l’une ou l’autre de ces choses? Une chose est claire. Il ne s’agit pas de catégories pharmacologiques. Les substances sont fréquemment reclassifiées. Les médicaments deviennent des drogues et les drogues deviennent des médicaments (un aliment ou une boisson peuvent ainsi devenir des médicaments, plus rarement des drogues). La question ne peut être résolue au seul regard de la formule chimique de la substance, bien que ce soit la démarche fréquemment privilégiée. Il y a plusieurs années, David Matza, éminent théoricien de la déviance, notait, dans un article malheureusement inédit, que les livres d’horticulture définissaient les “ mauvaises herbes ” comme des plantes qui n’étaient pas à leur place, comme des plantes qui se trouvaient à un endroit où le jardinier ne voulait pas qu’elles fussent. Ceux d’entre nous qui adorent les mûres sauvages les définissent comme des aliments. Mais les individus qui cherchent à conserver leur jardin fleuri ou leur potager en ordre les considèrent comme des mauvaises herbes vicieuses qui vont s’emparer d’un coin de terre que le jardinier avait réservé à d’autres plantes; les mûres sont bien là où elles sont à leur place, mais ici elles occupent la place d’une autre plante. Cet exemple nous fournit une indication sur la façon d’aborder la question des drogues, des narcotiques et des médicaments. On peut penser les mots de “drogue” (dans son acception péjorative) et de “ narcotique ” comme des équivalents, dans un autre registre de la vie sociale, de ces “mauvaises herbes”. Les drogues et les narcotiques sont, pourrait-on dire, des mauvaises herbes pharmacologiques.

La découverte de Matza selon laquelle la “mauvaise herbe” n’est pas une catégorie botanique, mais relève plutôt d’un jugement moral formulé à l’égard d’une plante qui n’est pas à sa place propre, suggère ainsi un point de départ pour l’analyse : un narcotique est une substance qui n’est pas à sa place. La place d’une substance, sa place attitrée, est cette combinaison alliant substance, mode d’administration et personne, qui sont compris comme appropriés et propres : quelque chose qui peut être, de manière appropriée, ingérée, dans certaines circonstances, par un certain type de personnes et pour un certain type d’usage. Quand une substance est ingérée de cette manière, elle est candidate pour être définie comme un médicament. La place inappropriée d’une substance, cette place à laquelle elle n’appartient pas, est cette combinaison alliant substance, mode d’administration et personne, qui sont compris comme inappropriés et impropres. Quand une substance est ingérée d’une manière considérée comme impropre, par un type de personnes considéré comme inadéquat, et pour un usage lui aussi compris comme impropre, la substance est candidate pour être définie comme un narcotique.

Je dis que des substances sont candidates pour être définies d’une façon ou d’une autre parce qu’il y a toujours deux étapes dans l’analyse des catégories auxquelles ces substances sont assignées. D’abord, nous voulons savoir quelles combinaisons sont en fait suffisamment homogènes (common) pour être entièrement définies socialement, pour avoir des noms qui sont largement reconnus et des réputations morales qui sont bien connues et de manière égale. A partir du moment où ces combinaisons seules ne parviennent pas à distinguer sans ambiguïté des substances (des combinaisons pourtant semblables à celles qui ont été définies comme “pas à leur place”, ne seront pas définies ainsi), nous voulons connaître le processus par lequel l’étiquette négative potentielle est transformée en étiquette réelle.

Cette seconde étape cruciale, qui introduit une grande marge de flou dans le processus de définition, relève de la personne qui doit définir, qui a le droit ou prend l’initiative de dire qu’une combinaison particulière de mode d’administration, de personne et de substance est inappropriée et “pas à sa place”. Cela peut se produire ou ne pas se produire en fonction de circonstances locales, et spécialement en fonction de celui qui est en position de définir et de celui qui en face veut débattre sur ce thème. Le problème de savoir comment les substances sont définies devient ainsi un problème de l’organisation sociale dans laquelle cette activité prend place.

L’essentiel dans le processus définitionnel demeure informel. Mais les étapes cruciales dépendent de l’ l’Étatet de son pouvoir car l’Étatest le seul acteur suffisamment puissant pour exercer un contrôle ultime sur ces définitions. Bien que des substances viennent de la tradition populaire, y ayant acquis leurs noms et leurs définitions, la production et l’usage de la plupart des substances que nous ingérons sont, d’une façon ou d’une autre, réglementés par l’Étatet ses divers organes.Dans le domaine des drogues, des narcotiques et des médicaments, l’État (à travers ses agents) décide à quelle catégorie une substance appartient, qui peut légitimement l’utiliser, comment elle est produite et distribuée, etc. L’État décide de ceux qui peuvent décider de toutes ces questions et, généralement de manière indirecte mais néanmoins décisive, de la manière dont ils vont en décider.

Le fait qu’une substance soit un narcotique ou un médicament ne dépend pas de ses propriétés pharmacologiques, mais de la manière dont l’État décide de la traiter. Bien qu’il puisse être, et soit souvent, arbitraire, l’État cherche plus souvent encore à produire une justification rationnelle crédible de ses actes, en recourant la plupart du temps à la science ou à une alliance entre science et morale. Certaines conditions scientifiquement vérifiables doivent être satisfaites pour mériter telle ou telle étiquette et le traitement gouvernemental correspondant. Par exemple, la substance a-t-elle le pouvoir de guérir une maladie? Cela a-t-il été démontré selon une méthode qui rencontre les standards établis par l’État et ses organes de contrôle. Auquel cas, la substance peut être un médicament, ce qui veut dire qu’elle peut être distribuée et ingérée par des individus pour qui la prise de cette substance a été approuvée par des professionnels qualifiés. Le médicament a-t-il été pris par des personnes approuvées par l’État ou ses représentants dans le monde médical? Ou la substance n’a-t-elle pas réussi à avoir une valeur médicinale reconnue? Auquel cas, elle est classée, pour la collectivité, dans la catégorie des narcotiques interdits.

On décide de ces questions selon une combinaison de considérations administratives et politiques, le plus souvent comprises comme relevant du domaine de la politique, de la politique officielle du gouvernement. Les différences entre les pays en ce qui concerne la “politique en matière de drogue” montrent clairement le peu d’intérêt porté aux caractéristiques des substances elles-mêmes dans les processus définitionnels. La politique américaine en matière de drogue a été l’otage pendant des décennies de considérations électorales. Chaque tentative pour échapper aux politiques répressives établies au début siècle dernier, a été stigmatisée comme “laxiste à l’égard du crime”, et un programme d’interdiction (prohibition) de toute consommation de narcotique fut maintenu en dépit de son échec patent. La politique repose sur une classification arbitraire des substances qui détermine leurs usages autorisés. Nombre de substances ne sont pas classées comme médicaments, même si leurs usages thérapeutiques sont bien connus et scientifiquement démontrés. Cela peut conduire à cette situation quelque peu bizarre où des électeurs, grâce à cette intéressante institution américaine qu’est le référendum d’initiative populaire, adoptent des lois légalisant, par exemple, l’usage de la marijuana à des fins thérapeutiques (combat des nausées pour les patients en chimiothérapie, du glaucome, etc.).

Les comparaisons internationales montrent clairement que la politique nationale n’est jamais dictée par les propriétés pharmacologiques des substances. Les expériences hollandaises prônant des politiques plus indulgentes apparaissent comme un démenti flagrant de la position américaine. Henri Bergeron (1999) a décrit comment “une singularité française” [en français dans le texte] s’est exprimée au travers d’une politique en contradiction avec celles suivies dans la plupart des pays européens.

L’étude de Bergeron montre comment le processus par lequel une substance est définie et catégorisée prend place non seulement dans le secteur de État, de sa bureaucratie et des politiques nationales, mais aussi dans le secteur des organisations professionnelles en concurrence. l’État délègue toujours, dans ce domaine, le travail à des groupes professionnels, les laissant gérer en détails l’harmonisation des substances avec les termes autorisés par État. Ainsi, en France, comme nous le montre Bergeron, les définitions et les programmes furent placés sous le contrôle d’un ensemble d’organisations à dominante psychanalytique.

Carolin Acker (1995) dans son étude attentive consacrée au développement de la recherche et des théories dans le domaine de la consommation de drogue avec accoutumance aux Etats-Unis, montre comment la discipline pharmacologique lutta pour se faire un nom et une place dans la hiérarchie académique et scientifique des années 1920. Pour une part, cette lutte consista en une tentative pour trouver un analgésique sans risque d’accoutumance qui pouvait être appelé “médicament” plutôt que “narcotique”. Si ces pharmacologistes parvenaient à trouver une substance produisant une analgésie sans accoutumance, ils résolvaient grâce aux moyens pharmacologiques ce qui était sur le point d’être défini comme un important problème social. Et, en retour, ils démontraient aux mondes de la science, à la médecine et au gouvernement, que cette nouvelle discipline scientifique était un complément de valeur pour les sciences établies, et à ce titre pouvait partager le prestige auquel prétend tout groupe en lutte pour son établissement. Ainsi le sort d’une substance comme la Desomorphine (desoxymorphine-D) dépendait de la manière dont, à l’issue de cette lutte entre professions, on allait réussir à lui donner le bon nom et la bonne définition. Si elle recevait le nom d’analgésique, les individus pouvaient alors la prendre sans crainte d’être arrêtés.

Il s’agit seulement ici d’exemples concernant la manière dont l’organisation sociale et les processus de définitions fonctionnent ensemble pour produire le “problème de drogue”, thème sur lequel porteront nos délibérations pendant ces deux jours.

Références bibliographiques

Acker Caroline Jean, “Addiction and the Laboratory : The Work of the National Research Councils Committee on Drug Addiction, 1228-1939”, Isis, n°86, 1995, p. 167-193.

Bergeron Henri, L’État et la toxicomanie : histoire d’une singularité française, Paris, PUF, 1999.